Six-Quatre

Hidéo Yokoyama

3' de lecture

Très loin des codes actuels du polar, des romans au kilomètre à l’intrigue ficelée au cordeau et amplement prévisible, ce roman, intense mais sans violence, vous plonge au plus profond de la société japonaise, de son essence même, avec ses codes hiérarchiques et sociétaux, ses relations interpersonnelles corsetées, l’amour de couples japonais loin des standards pseudo-romantiques occidentaux, avec une maestria, une densité et une oppression aussi subtile que grandissante au fil des pages.

En toile de fond, l’enlèvement et le meurtre d’une fillette non résolus, vieux de quatorze ans et qui hantent toujours les policiers de cette région au nord de Tokyo. Dans les pas de Mikami, flic intègre et ambitieux, ancien membre du corps prestigieux des inspecteurs (et qui avait officié sur cet enlèvement) devenu, au gré d’une mutation non désirée, responsable des relations avec la presse, on va vivre une semaine intense de préparation de la visite du Directeur Général de la Police, sensé venir relancer l’affaire peu de temps avant la prescription de ce crime.

Hidéo Yokohama, avec un style brillant, détaillé, alternant l’intensité des sentiments et la violence des situations, explore avec bonheur et justesse les relations hiérarchiques dans ce commissariat, les affres personnelles de Mikami et de sa femme, confrontés à la fugue de leur fille adolescente, les ambitions et stratégies de carrière de celui-ci et de ses collègues, les tactiques mises en place par les uns et les autres avec des objectifs bien différents, le positionnement de l’individu face à la pression sociétale japonaise, le rapport au suicide des japonais, la question de la beauté et de son corollaire, la laideur, les rapports intergénérationnels, les conflits corporatifs au sein du commissariat, le respect de certaines valeurs, de l’autorité, de la parole donnée et du sens de la responsabilité et du devoir. Pour connaître un peu le Japon et la société japonaise et pour avoir travaillé avec des japonais, je peux dire que cette radiographie est aussi jouissive que précise, dépeinte avec une acuité aigue, aussi tourmentée que l’âme japonaise. Sous la glace couve le feu et sous le carcan très codifié des relations individuelles et collectives, peuvent couler des torrents de violences affectives et des déchirements personnels.

Sous couvert d’intrigue policière (il s’agira quand même de démaquer le criminel du meurtre de la fillette, quatorze ans plus tôt), ce roman magnifique tente de répondre à une des questions existentielles du Japon moderne, comment concilier une identité individuelle propre et des relations sociétales nécessaires à toute organisation collective. Comment faire les bons choix pour l’organisation collective, sans renier ses propres valeurs et tourments, sans obérer une partie de sa vie, fût-elle clairement assumée ou pas, et sans plier sous le poids du passé. A la manière d’un Simenon ou d’un Ellroy, Hidéo Yokohama dépeint des individus déterminés et tourmentés dans une société japonaise obsédée par les codes, les règles, le rapport à la collectivité. Au Japon, le collectif est plus grand que l’individu et la personne doit s’effacer devant les règles de la société.

L’auteur réussit avec brio à dérouler le fil de plusieurs intrigues et situations complexes, d’analyser plusieurs personnages sous des angles différents, d’explorer des sphères professionnelles ou personnelles, sans jamais succomber à la facilité des livres « chorale » (très à la mode), même si le roman demande parfois quelques efforts pour rester dans la partie. Mais cet éventuel effort sera largement récompensé par la qualité et le plaisir de cette lecture, enrichissante, immersive et inattendue. A lire sans détours.

En 2014, Six-quatre est vendu à 1 million d’exemplaires la semaine de sa sortie. Nominé pour le Gold Dagger Award, il devient un succès en Grande-Bretagne. Pour les afficionados, vous pouvez également jeter un coup d’œil au Polar Japonais.

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